Mon beau-père est un con. Et plus je le regarde, plus son côté con s'impose comme évident dans mon esprit. Louise est la fille d'un con. Non pas que ce soit sa faute, on ne choisit pas ses parents, mais c'est un fait. Je ressers ma cravate, regarde une dernière fois mon reflet dans le miroir des toilettes pour homme, puis sort. Louise est ma femme. On s'est marié il y a quelques mois, je peux me rappeler la couleur des nappes, le goût sucré du glaçage entourant notre gâteau bien trop cérémonieux pour avoir été choisit par notre couple, l'odeur du sol qui avait été ciré tout juste quelques heures avant la cérémonie. L'image n'a pas encore eu le temps de pâlir de mes souvenirs, ce que j'interprète naïvement comme un bon signe, alors que je ne me doute pas une seconde qu'il s'agit du début de la fin. Le couloir me parait presque trop long, tandis que je regagne la salle de réunion autant transparente que les désirs de nos clients sont sombres. J'entre. Louise a grandit dans l'argent. Pour ma part, je suis issus d'un milieu aux revenus ni trop élevés, ni trop bas. Appartenant à la norme, à l'image de la famille basique et tristement normale que nous formions. Je regagne ma place, tandis que Mr. Atwood termine l'une de ses plaisanteries déplacées à propos de mon couple dans un grand éclat de rire grave. "Je sors avec Aurélien Rousseau. Qui ça ? Lui ai-je répondu. Papa, il travaille pour toi !" ressasse-t-il, mais je commence à être habitué et je sais comment me comporter. Il tape sur mon épaule, je me force à sourire et à hausser les épaules face à mes collègues hilares, dont le patron ne connait sûrement pas plus le nom, malgré leurs années d'anciennetées cumulées depuis un sacré moment. Louise veut des enfants. Je ne pense pas être encore prêt. A chaque fois qu'elle en parle, je ne peux m'empêcher soit de contourner le sujet avec habilité, soit de grommeler, quand elle insiste, et de lui parler du travail monstre que son père me donne à faire. La discussion reprend. Nos clients parlent de racheter des terrains dans le sud de la ville, nous demandent de dessiner les plans de grands hôtels pour les touristes les plus aisés qui seraient pris d'envie par un petit séjour au Nouveau-Mexique, nous expliquent que plus leurs BMW seront près des bâtiments historiques et parcs naturels, plus ils seront prêts à débourser de l'argent. Louise aime Santa Fe. Quand on a commencé à sortir ensemble, elle m'a emmené dans ses endroits préférés, riant aux éclats que ce soit dans les rues sombres du centre-ville la nuit, que sur l'herbe de Monica Lucero Park à l'heure du déjeuner. Ennuyé, je tourne la tête et regarde par la fenêtre le soleil de milieu d'après-midi. L'herbe est entrain d'être tondue. Louise n'aimerait pas que sa ville soit abîmée par les désirs prétentieux d'hommes d'affaires. Je croise le regard du jardinier. Louise veut tout le temps faire l'amour. Normalement, je devrais m'estimer heureux, comme tout mâle doté d'une paire de couilles, pourtant ce n'est pas le cas. Je la ralentis, lui dit que je suis fatigué, que je dois me lever tôt pour aller bosser. Louise me reproche alors de trop travailler, je lui offre lâchement un chien pour contourner le problème. J'ai une impression de déjà-vu. Ce n'est pas la première fois et je commence à me poser des questions. Louise pleurs parfois le soir, et vu ce que je ressens à l'instant même, les yeux dans les yeux avec un agent d'entretient du cabinet, ce n'est pas prêt de s'arrêter.

Je gémis dans un dernier soubresaut, tandis que mes mains se resserrent sur ses hanches. C'est peut-être ça après tout le bonheur: du sexe, de la drogue et des vinyles de vieux morceaux rock, crépitants dans une chambre de motel miteuse. Je suis le pauvre stéréotype du jeune homme rebel du vingt-et-unième siècle, qui ne cesse de faire valoir les décennies précédentes et lointaines, plutôt que celle dans laquelle il vit. J'embrasse son dos. Le lèche, le mord, le caresse, avant d'attraper un petit sachet sur la table de chevet pour m'empresser de créer une ligne parfaite de poudre blanche à même sa peau. Je suis le garçon qui a traversé l'Atlantique pour, comme ses aïeux, venir à la recherche d'un monde utopique en Amérique. Je suis un con, tout comme ils l'étaient, le monde parfait n'est qu'un fantasme. Pourtant, même si les gens s'insultent encore lorsqu'ils sont en voiture, que les oiseaux chient toujours sur le sommet de notre crâne quand on s'y attend le moins et que le cancer continue à tuer des pères, des amants, des fils, la vie parait tout de suite plus plaisante sous le soleil de l'autre côté du globe. Je presse l'une de mes narines avec mon doigt, je renifle. Je suis celui sur lequel on se retourne sur son passage. Pas parce que je suis beau, malgré que ce soit le cas, mais parce que je dégage quelque chose, une effluve de liberté peut-être. Silence. Je me retire, me relève, touche son bras avec affection, puis me dirige vers le tourne-disque. Je suis libre, parce que j'ai décidé de l'être. Je ne travail pas et me contente de jouer dans des pianos bars de temps à autre pour renflouer mon porte-feuille. Je sillonne la route, c'est ça mon truc: J'ai parié à Vegas, trinqué à São Paulo, rit à Austin, chanté à Los Angeles, aimé à Mexico... C'est là-bas que je l'ai trouvé. J'installe un vieux vinyle des Rolling Stones, qui date de l'époque où Mick Jagger pouvait s'envoyer une nana par heure. Quoi qu'avec l'arrivée des petites pilules bleus en Europe il y a une dizaine d'années, il a dû depuis longtemps se réconcilier avec ses anciennes pratiques. Je suis un électron libre, je me détache de l'atome, de la communauté, et je fais ce que je veux, vais où je veux, fréquente qui je veux. Aucune limite. Une voix éraillée gueule quelque chose en anglais, la musique reprend. Je suis celui qui a découvert Zadig. Ou du moins, j'aime claironner que j'ai découvert Zadig. De son point de vue le destin nous a réuni. Il parle de foi, d'avenir tout tracé. Moi, je ne crois pas vraiment en toutes ces conneries. Je marche, m'avance jusqu'à la fenêtre, le sexe exposé au regard de n'importe quel pervers qui aurait suivi nos ébats de son balcon de l'autre côté de la route et je me penche en prenant appuie sur mes avants-bras. Je suis un défaitiste, je ne crois en rien, à part en l'individualisme qui guide notre société. Mais, quand il me fait part de toutes ses théories, je l'écoute, sourit et le laisse argumenter, parce que j'ai envie de croire en notre relation et ne pas être si sensible au syndrome de la vanité. Je jette un regard à travers la vitre et admire Santa Fe. Santa Fe et ses couleurs ocres, ses rues grouillantes de monde, ses bruits de klaxonnes, de rires, son soleil assommant de début d'après-midi qui tape sur ma peau et... Trou noir.