J’ai toujours admiré les gens qui possédaient un rêve, un but dans la vie. Quelque chose à accomplir, à atteindre. Parfois ils ont conscience que ça n’arrivera jamais, et pourtant ils continuent d’essayer, parce que finalement c’est cela qui les fait vivre. Moi je n’ai pas de grands rêves, pas de grandes ambitions. Parfois j’ai l’impression que c’est ce qu’il me manque, mais je me reprends vite, après tout je suis très bien comme je suis. Je n’ai aucune raison d’être malheureuse, aucune raison d’espérer pour quelque chose de mieux. Je vais bien. Mon père dit que je répète cela trop souvent pour que soit vrai, mais soyons honnêtes, je ne pourrais pas décemment aller mal.

J’ai eu la chance de grandir entourée de deux parents qui m’aimaient, et d’une sœur que je pouvais admirer. Respectivement commercial et institutrice, mon père et ma mère ont toujours fait en sorte que nous ne manquions de rien, ni d’amour ni de choses matérielles. 50 ans qu’ils sont mariés, et il m’arrive encore de surprendre des regards complices entre eux. Ma sœur, de cinq ans mon ainée, est un model de réussite pour moi. A l’âge de 18 ans, elle est partie faire ses études en Europe, où elle a rencontré un Espagnol avec lequel elle s’est mariée en France. C’est à cette occasion que j’ai quitté pour la première fois le continent Américain. Moi qui n’étais jamais allée plus loin que les limites de l’Etat, je m’étais surprise à reconnaître des ruelles de Paris. J’avais ris de cela avec Aline, qui en avait conclu que j’étais tombée sous le charme de la ville. Ma sœur est restée en Europe, et j’ai des nouvelles d’elle de temps en temps. Je n’aurais jamais l’audace de quitter ainsi tout ce que je connais, mais nous avons toujours été bien différentes.

J’ai quitté le foyer familial à l’âge tout à fait respectable de 20 ans, âge auquel j’ai ouvert ma boutique. Je ne sais pas pourquoi j’ai toujours ressentit une attirance pour les fleurs. Elles ont quelque chose de rassurant, comme si je les connaissais depuis toujours. Je m’y suis intéressée très jeune, c’est sans doute pour cela qu’elles me semblent si familières. Devenir propriétaire de ma propre boutique, être mon patron, c’était l’accomplissement de tous les efforts que j’avais faits. Ma récompense. Le début du reste de ma vie. Pour certains, elle peut sembler un peu ennuyante. C’est vrai, la routine métro-boulot-dodo ne me fait pas peur. Mes habitudes me plaisent. J’aime voir les mêmes amis dans les mêmes endroits, j’aime vendre les mêmes fleurs à des gens qui reviennent toutes les semaines. La encore, mon père pense que je mens, et qu’il me manque quelque chose. Mais mon paternel a toujours été un grand idéaliste, le genre qui croit au grand amour et qui pense qu’il manque à chacun une partie de soi même. Et qu’il faut la retrouver. Moi, je pense surtout que mon cher père aurait du être poète. Les existences palpitantes, les vies débridées, les grandes histoires d’amours, c’est bon pour les bibliothèques. Pas pour les gens en chaire et en os.

Alex a un don pour me faire sourire. Pour me faire rire aussi d’ailleurs. Pourtant il prétend que je ris trop et trop fort, et que je vais rendre les autres jaloux avec mon bonheur. Mais Alex prétend aussi que des petits lutins cachent leurs trésors aux pieds des arcs-en-ciel alors… Toutes façons, à partir de quel moment peut on dire que quelqu’un rit trop ? Je ne pense pas que ça existe réellement. Et puis, il devrait s’estimer heureux, c’est en me faisant rire qu’il m’a conquise. Je le revois encore entrer dans la boutique, tout penaud au milieu des fleurs, et m’avouer en rougissant qu’il ne connaissait que les roses et les pâquerettes. Et dire que je me suis laissée séduire par un homme qui pensait que les pivoines étaient de grosses marguerites. Mais il faut admettre qu’il était beau, et qu’il y avait quelque chose dans son rire qui me rappelait incroyablement le mien. Ce qui m’a vraiment plu cependant, c’est la façon dont il voyait le monde. La vie avait l’air tellement plus intéressante à travers ses yeux, tout était spécial. Même moi. Surtout moi.

On a fait le tour de l’Europe ensemble. Mes parents, deux hippies qui ont toujours pensé qu’il faut profiter de chaque instant, nous ont aidés à financer cette aventure. On s’est baladés à Londres, on a dansé comme des fous à Madrid, on a fait l’amour à Paris, on a bu à Berlin et finalement on s’est perdus en Suède. Six mois à ne se soucier de rien, sans savoir dans quelle ville, et parfois même dans quel pays on dormirait le soir. Six mois à rire et s’aimer. Bon d’accord, j’idéalise un peu. Alex a fini en garde à vue en Allemagne, je me suis fait volé ma carte bancaire en Belgique, et on a eu pas mal de problèmes de communication. Malgré ça, je garde un souvenir magique de ce périple en Europe. Ça m’a permis de réaliser beaucoup de choses. Tout ce que je devais à mes parents qui, en m’offrant une éducation très libre et peu orthodoxe, m’avaient permis de devenir la personne que je voulais être, pas ce qu’ils auraient voulu que je sois. Ils m’avaient appris l’art terriblement oublié des hommes et incroyablement difficile à apprendre, celui de la liberté. J’avais aussi réalisé combien la vision qu’Alex avait de la vie était juste. Tout valait la peine d’être vécu à 200% , sans quoi on risque de passer à côté de bonheur tous simples.

En rentrant d’Europe, j’ai eu peur que la routine ne nous gagne. Nous n’étions pas fait pour le train-train, ni lui ni moi. Mais le quotidien n’est jamais devenu ennuyeux avec lui. On a toujours quelque chose à faire. L’un de nous rentre le soir avec une idée de pièce à voir, ou un super plan pour une soirée qu’on ne trouvera jamais, ou des tickets pour n’importe quelle exposition. Moi qui ai toujours agis sur des coups de têtes, je suis à présent complétée par quelqu’un d’aussi impulsif que moi. On est incapables de prévoir plus loin que l’heure suivante, et ça nous va très bien. Oh, je ne dis pas que tout va bien dans le meilleur des mondes, ça non. Au contraire, nous sommes des experts dans l’art de la dispute. On se met à crier, on hurle, on a l’impression de se détester. Mais il nous faut rarement plus de dix minutes pour nous réconcilier. Je crois juste que je suis heureuse.