17 ans.

Je tends les mains, paumes en évidences, un léger sourire planant sur le visage. Mathys lève les siennes à son tour, essayant de frapper mes paumes le plus rapidement possible. En plein dedans. « Encore gagné ! » Je me laisse doucement retomber en arrière, nuque posée contre le bord du canapé, jambes étendues sur la moquette du salon. Mathys passe de victoires en victoires depuis une vingtaine de minutes, sans se douter une seconde que je le laisse gagner depuis tout à l'heure. En même temps, jouer à des jeux de rapidité avec un gamin de six ans me donne un avantage certain. Je détesterai de le voir s'énerver, ou même pleurer et faire la gueule. C'est comme ça avec lui, c'est comme ça avec tout le monde d'ailleurs. Mathys se met à genoux, se pose à côté de moi et je l'encercle d'un bras, chantonnant une des chansons de reggae, qui passait depuis une bonne trentaine de minutes maintenant. Mathys ne reste pas deux secondes au calme, toujours à bouger se gosse. A peine la tête placée contre le haut de mon bras qu'il se décale, pour se lever, tournant le visage dans tous les sens. Une furie, une tempête. Ça m'arrache un sourire et je ne remue pas de ma place, tête hochant doucement au rythme de la musique. Mathys sort de la pièce en courant, et j'hésite deux secondes à me lever pour me mettre à sa poursuite. Je suis payé pour ça en même temps : garder un œil sur le gosse quand les parents Keaton étaient de sortis. Baby Sitter, le mini job qui me permettait de vivre la vie de l'ado lambda au lycée. Mes parents ne me donnent strictement aucun argent de poche, même pas pour mon anniversaire. Mentalité à la con, des culs serrés à la foi catholique incomparable et démesurée, l'argent n'est pas fait pour les enfants. Enfant unique de dix dix huit ans maintenant, toujours coincé au domicile des très respectables et respectés Robinson. Papa pasteur, maman femme au foyer. Mes seules sorties en fait ? La messe du dimanche, pendant laquelle je passais mon temps à rêvasser en regardant les vitraux ; et les soirées à garder Mathys, ou Mélodie quand les Johnston quittaient le camp pour se faire un ciné. J'aime les gosses, ça ne me dérange pas de faire ça, au contraire … mais écouter ses potes parler des diverses soirées le lendemain au lycée, ça fend un peu le cœur. Cette putain d'impression d'étouffer qui me tanne un peu plus chaque jour. Je secoue la tête pour ne pas y penser, pose une main sur le côté pour me relever quand le petit garçon refait son apparition, avec un cadre entre les mains. « Regarde Maé, c'est papa et maman qui l'ont rapporté ! » J'attrape le cadre avec un léger sourire. Mathys s'assied de nouveau à côté de moi. Léger pincement de cœur en apercevant les grandes étendues vertes, montagnes de roche grise. Photographie prise au Bhoutan, j'en suis persuadé. « Oh, Thimphou. » Prononcé sur un ton las, comme nostalgique. Le pouce qui glisse doucement le long du cadre et un soupir m'échappe. Le même sentiment quand mes yeux se posent sur une photographie de paysage, sur une émission dans une contrée asiatique, d'Afrique, d'Europe. Et une envie de hurler, de m'enfuir. D'attraper un sac et de partir sur les routes. Mais je ne peux pas. Plutôt que de me rebeller, affronter mes parents en face, je préfère m'enfermer dans ma chambre, pleurer un coup parfois et une nouvelle fois jeter quelques coups d'œil par la fenêtre. J'ai l'impression d'être un oiseau en cage, d'avoir visité le monde mais d'être maintenant retenu prisonnier.

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Fils d'un pasteur et d'une mère frigide, stricte et coincée, j'ai toujours été le fils chéri devant les yeux autres, le modèle, l'enfant simple et attentionné que tout le monde rêverait d'avoir. D'un naturel calme, je n'ai pas eu de période de rébellion. Enfin, pour mes parents bien entendu, j'étais le rejeton insupportable, combattant l'autorité patriarcale. Fumeur de joints, pas du genre à participer à de grosses fêtes mais à quelques soirées entre potes à aller boire quelques bières dans un bar, aprems dans un parc à fumer, philosophant sur tout et rien en racontant quelques conneries, festivals de musique reggae. Mes parents hurlent souvent, en me rappelant que Dieu me surveille et blablabla. Interdiction de sortir sauf un week end sur deux, ma période castratrice de lycéen. Maintenant, je suis étudiant en histoire, et comble du malheur vis et suis en couple avec un homme. Même après m'être éloigné de mes parents, je n'ai pas pu réaliser mon rêve : partir. Je me suis toujours imaginé bravant la route, découvrant de nouveaux lieux qu'aucun des types du quartier n'avait vu ailleurs sur google. J'en rêve même la nuit, ça me semble tellement vrai... Mais non, parasité par l'éducation de mes parents, je reste à Santa Fe, à étudier l'histoire et la géographie, voir le monde à travers des livres. Retenu prisonnier.

Santa Fe, 16 ans.

Stylo qui tapote doucement sur le cahier, je semble avoir complétement décroché du cours d'histoire depuis une bonne vingtaine de minutes. Certes, l'histoire m'avait toujours passionnée, malgré l'air strcit de notre prof principal, qui hurlait la guerre des Indes à la figure de ses élèves. Mais aujourd'hui, j'étais ailleurs, ce qui n'était pas rare en soi. L'habitude de me concentrer sur un point, existant ou non, et de partir en débat intérieur dessus. Point du jour donc : un oiseau. Tout bêtement, qui c'était posé sur le rebord de la fenêtre, quelques secondes avant de s'enfuir. Et réflexion intense, sur le nombre incalculable de pays qu'avait dû visiter en quelques battements d'aile, le petit animal. Merveilleux, magique. Dire qu'un volatile avait visité le monde, alors que moi, j'étais resté toute ma vie le cul vissé sur une chaise, à écouter des profs nous conter les débuts du monde sans les avoir vécu, nous parler de cartes, de géographie sans avoir aperçu ne serait ce qu'un bout de terrain extérieur à la ville de Santa Fe... Je repose doucement mon stylo, cale ma tête d'une main les yeux toujours rivé sur l'extérieur, et le fond noircit de buildings. On dirait une ville de lego. On détruit des immeubles tous les jours pour en remettre d'autres à la place. « On aurait tout à apprendre d'une hirondelle. » Phrase balancée comme ça, plus pour moi que pour les autres, et je me lève, repoussant ma chaise contre ma table. Pas la peine de prendre mes affaires, je traverse la salle d'un pas léger, demi sourire sur les lèvres, air serein. Le prof a enfin arrêté de brayer son cours, pour me brayer dessus, me demandant de retourner à ma place, de lever la main si j'avais un problème. Je m'arrête un instant à son niveau, pose une main sur son épaule. « Si la terre est bien ronde, nous nous reverrons un jour. » Hochement de tête et le prof recommence à crier de plus belle quand je claque la porte derrière moi.


Luang Prabang, Laos, 19 ans.

« Réveil toi, ça va bientôt commencer. » J'ouvre doucement les yeux, secoué dans tous les sens par deux mains féminine. Grognement à peine audible de deux secondes, et j'émerge enfin d'un trop court sommeil. Coudes comme appui, je me redresse légèrement, les yeux à moitié ouverts tournés vers Dana, un sourire resplendissant accroché à ses lèvres. Pas coiffé, aucune once de maquillage, une longue robe verte et un air éternellement heureux. Cette fille est comme une bouffée d'oxygène que j'avais rencontré il y a trois mois. Je pose ma main sur sa nuque et l'attire contre moi, glissant un bras autour de sa taille quand elle s'assied à mes côtés, regard rivé vers l'horizon. Sa tête se pose contre mon épaule et je l'entends lâcher un soupir d'aise. Il n'y a plus qu'à attendre maintenant. Vingt minutes à ne rien dire, un joint calé entre mes lèvres, passé à Dana et me revenant ensuite. Et enfin, il arrive. Petite strie derrière une bordure de colline, et le soleil vient rapidement éclairer l'intégralité de la vallée. Donnant une couleur orangé aux arbres, à l'herbe, aux champs. Le spectacle est magnifique. Dana se lève d'un bond, en riant, faisant un tour sur elle même. Je reste deux secondes de plus à demi couché dans l'herbe, à fixer l'astre jusqu'à m'en brûler la rétine et je la rejoins. Attrapant ses mains pour tourner avec elle, le vent dans les cheveux, le sourire sur les lèvres, et le bonheur de ce spectacle simple, auquel on assistait matins après matins. De la vie qui recommence, du monde qui s'éveille, et de la chaleur qui vient doucement caresser notre peau.


Sossusvlei, Namibie, 20 ans.

Éclats de rire féminins, et je me force à garder mon sérieux de mon côté, quand je pinceau glisse le long de mon nez. L'anachronisme dans ce village. Les femmes frappent dans leurs mains, lancent quelques phrases concernant la fête organisée ce soir. Le pinceau reprend son chemin, sur mes paupières fermées, trace ensuite des cercles sur mon torse nu. J'ouvre de nouveau les yeux, penche la tête vers l'avant, pour m'observer. Ronds, traits noirs tracés le long de mes côtes. Je décroche un sourire à Oare, la plus vieilles de femmes du village qui repose l'objet dans un bol remplie d'un mélange noirâtre. Elles aussi se sont peint le corps ce matin. Je me lève du sol, enlève les grains de sables accrochés à un pantalon de toile d'une main et leur décroche un large sourire, tournant sur moi même pour leur faire voir le résultat final de ces quelques minutes de peinture sur corps. Un des homme du village s'approche, pose sa main sur mon épaule en riant. Tout est beau ici, que ce soit le paysage sec et vide, le petit village aux maisons aux toits de paille, les liens forts entre ses habitants. Une vingtaine de personnes qui vivent ici en communauté depuis des centaines d'années, restés inchangés dans leurs traditions et mode de vie. La simplicité à l'état pur. J'ai quitté le Laos il y a six mois, ai ensuite séjourné à Séoul, puis au Congo avant de poser mon sac à dos ici. Le périple continue, une forme de boucle à travers le monde. Maintenant quatre ans que j'étais parti, que j'avais quitté ma Santa Fee natale pour arpenter le monde, en long, en large. A la rencontre des différents modes de vie, des diverses ethnies qui peuplent la planète. Une sorte d'aventure qui m'avait appelé du haut de mes buildings. Je leur fais un signe de main, histoire de leur faire comprendre de ne pas bouger, et rapidement, j'entre dans l'espèce de cabane que je partageais avec deux adolescents ; attrape mon sac et en sort un appareil photo. Ça les amuse, de me voir prendre des photos tous les jours, de tout et n'importe quoi. Ils ne comprennent pas pourquoi je fais ça, mais s'émerveillent devant les clichés des autres pays, pris à l'autre bout du monde. L'incompréhension totale quand ils posent leurs yeux sur les images du Japon, la foule tokyoïte qui se rue sur les passages piétons quand le feu passe au rouge, trop pressé pour terminé le café déjà froid qu'ils conservent en main. Un clic et j'immortalise la tribu aux corps peints pour prier leurs dieux autour d'un feu ce soir. Mon dernier jour en Namibie. Demain, avant que le soleil ne soit levé, j'aurai déjà plié bagage. Gakere m'accompagnera jusqu'à la première ville, et je sauterai dans le premier avion. Destination encore inconnue. J'enverrai mes photos à un journal américain, qui les publie chaque mois dans sa chronique monde, illustrant ses articles grâce à mes clichés.


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J'ai toujours été quelqu'un d'ouvert d'esprit. Un peu trop sûrement. Une soif d'ailleurs qui me tiraillait depuis des années. Mon père et ma mère se sont connus en voyage. Enfin voyage, pas vraiment ; deux chirurgiens, engagés dans médecins sans frontières. Rencontre et amour nait sur les bords du Gange. Ils m'ont donné leur amour des pays étrangers, leur goût du voyage … Alors je suis parti, l'année de mes seize ans. Ait navigué de villes en villes, de continents en continents. J'ai traversé toutes les mers, ai vu la plupart des montagnes, suis allé à la rencontre des différentes ethnies. Un rêve de gamin, le rêve d'une vie aussi. Aucune attache, ou attaché au monde entier. Une vie sans aucun soucis, je me levais avec le soleil, me couchait avec lui, peu importe si je devais dormir à même le sol ou chez une riche famille tokyoïte. Enfermé dans ma maison new yorkaise, je me sentais étouffer. En parcourant le monde, j'ai senti cette impression de liberté absolu. Je préfèrerais mourir, plutôt que de m'en voir privé.